Une autre révolution fiscale est possible, P. Aghion et E. Cohen, Le Monde, 24 mars 2011

Article original

Thomas Piketty, Camille Landais et Emmanuel Saez viennent de publier Pour une révolution fiscale. Un impôt sur le revenu pour le XXIe siècle, un livre décapant sur la fiscalité française qui mêle rigueur, sérieux et compétence académique dans l'analyse et audace dans les propositions (Seuil, 134 p., 12,50 euros).

La thèse est que notre système fiscal est devenu régressif, surtout pour les très hauts revenus. La faible progressivité de l'impôt sur le revenu et son assiette étroite (mitée par les niches fiscales d'un côté, et le poids des impôts proportionnels de la TVA et de la CSG de l'autre), aboutissent à ce frappant résultat en termes d'iniquité fiscale.

Le livre propose une révolution fiscale qui aurait pour mérites l'équité, l'efficacité et la simplicité. En lieu et place de l'IRPP et de la CSG, le nouvel impôt combinerait la progressivité de celui sur le revenu et l'assiette de la CSG. Il serait perçu à la source sur une base individuelle : plus de quotient familial, de niches, de traitement différencié des revenus du capital et du travail. D'après les auteurs, avec un tel impôt, seuls les très riches paieront plus qu'auparavant.

Le PS, alléché par une telle promesse, s'est rallié au projet au point d'en revendiquer la paternité. Puisque les données sont incontestables et que les mesures proposées ne frappent que les super-riches, seuls les avocats des nantis pourraient trouver à redire à ce dispositif.

Le problème est qu'à sauter trop vite de l'analyse aux propositions on peut finir par perdre en crédibilité. Pour le démontrer, il suffit de comparer le régime actuel de taxation du pays le plus avancé socialement de la planète, la Suède, à la réforme proposée ; puis de comparer cette réforme à la situation de la Belgique, notre plus proche voisin. En Suède, la fiscalité sur le revenu est notoirement transparente et simple (avec seulement trois tranches d'imposition sur le revenu du travail plus un impôt sur le capital à 30 %, sans niche fiscale) et juste (l'impôt sur le revenu du travail est fortement progressif avec une tranche supérieure à 55 %). Que constatons-nous ?

Prenons une personne qui gagne au moins 100 000 euros par an en revenus du travail et qui dispose d'un logement d'une valeur de 500 000 euros ou plus : certes il ne s'agit pas du tout-venant, mais cela concerne un nombre appréciable d'entrepreneurs, de professionnels en France et dans la plupart des pays développés. A partir d'un niveau de revenu du capital de 70 000 euros ou plus, cet individu va être soumis à une taxation globale supérieure en régime Piketty par rapport à la vertueuse Suède.

Et au-delà de ce seuil de 70 000 euros, les prélèvements proposés par Piketty et consorts deviennent rapidement confiscatoires. La comparaison avec la Belgique donne des résultats encore plus nets.

Pourquoi la Suède a-t-elle décidé de taxer les revenus du capital moins que ceux du travail et pourquoi veille-t-elle à éviter une taxation abusive des revenus ? Tout simplement parce que les Suédois savent ce qu'est une économie ouverte et veulent encourager l'entrée sur leur sol d'entrepreneurs innovants.

L'argument mis en avant par le livre - seule une petite minorité serait davantage taxée au terme de la réforme, qui par conséquent ne pose pas de problème - n'est guère convaincant. Un tel système peut décourager l'innovation et la croissance s'il s'attaque aux plus entreprenants et encourage la fuite des cerveaux.

Pour une révolution fiscale ? Sans hésitation ! Nous partageons l'idée que le système fiscal français est vétuste, opaque et injuste et qu'il n'a fait qu'empirer depuis le début de ce quinquennat. Cependant, la nécessaire suppression des niches, la remise en cause du quotient familial et de la déclaration par ménage, la plus grande progressivité de l'impôt, sont des objectifs qui peuvent être atteints par d'autres systèmes fiscaux que celui proposé dans ce livre. La Suède et d'autres pays d'Europe ont mis en oeuvre des fiscalités simples, transparentes et justes dont le rendement permet de financer une éducation, une université, et un système de santé de première qualité.

Ces fiscalités ont également l'avantage de ne pas décourager l'entreprise et l'innovation. Ils sont caractéristiques de pays qui ont évolué vers une social-démocratie de la croissance et ce, sans renoncer aux idéaux de justice et de solidarité : en cela, ils montrent la voie à suivre pour une gauche qui chercherait vraiment à se moderniser.

Philippe Aghion, professeur d'économie à Harvard et Elie Cohen, économiste, directeur de recherches au CNRS

 

 

Élements de réponse

Philippe Aghion et Elie Cohen ont consacré à notre livre une tribune dans Le Monde. Ils saluent “un livre décapant sur la fiscalité française qui mêle rigueur, sérieux et compétence académique dans l'analyse et audace dans les propositions.” Nous les remercions pour ces mots sympathiques, ainsi que pour leurs commentaires.

Les deux auteurs reprochent toutefois assez vivement au système fiscal que nous proposons de “décourager l'innovation et la croissance” en s’attaquant “aux plus entreprenants et en encourageant la fuite des cerveaux”.

Selon les auteurs, “pour le démontrer, il suffit de comparer le régime actuel de taxation du pays le plus avancé socialement de la planète, la Suède, à la réforme proposée” ce qui, d’après MM. Aghion et Cohen, est sensé apporter la preuve que les “prélèvements proposés par Piketty et consorts deviennent rapidement confiscatoires”.

Cette implacable démonstration s'appuie sur un unique exemple. MM. Aghion et Cohen considèrent un individu gagnant 100 000 euros par an de revenus du travail, disposant également de 70 000 euros par an de revenus du capital et propriétaire d'un logement d'une valeur de 500 000 euros ou plus.

Malheureusement pour les auteurs, cet exemple est loin d’être convaincant. En effet, avec 170 000 euros de revenus individuels annuels (environ 14 000 euros par mois), la personne en question, qui appartient au 0.5% des individus les plus riches, paierait dans notre nouveau système, avec le barème d'imposition que nous proposons, de l’ordre de 28.5% d’impôt sur le revenu (le taux dans le système actuel est de 22%, 8% de CSG + 14% d'IRPP), et ce dans le pire des cas où ces 70 000 euros de revenus du capital sont entièrement taxables. Si une partie de ses 70 000 euros de revenus du capital sont exonérés (comme certains revenus financiers le sont dans l’assiette de la CSG actuelle, qui correspond a l’assiette de notre scenario central de fusion IR-CSG), alors son taux d’imposition dans notre nouveau système sera encore inférieur a 28,5%.

MM. Aghion et Cohen sont libres de trouver ce taux de 28,5% trop élevé à leur goût. Mais il est faux de prétendre qu'un tel taux est "confiscatoire". Pour atteindre 50% de taux d'imposition avec notre barème, rappelons qu'il faut dépasser 480 000 euros de revenus individuels annuels (40 000 euros par mois). L'idée selon laquelle c'est à ces niveaux de revenus de plusieurs centaines de milliers d'euros annuels, et à ces niveaux seulement, que se déroulent les activités d'innovation propices à la croissance économique, nous semble totalement folle et idéologique. Notre système a le mérite de garantir des taux d'imposition très modérés jusqu'à 5 000 euros de revenu mensuel individuel (13%), et relativement modérés jusqu'à 10 000-15 000 euros par mois (20%-30%). Ce sont dans ces zones de revenus (et souvent bien au dessous) que se situent la plupart des créateurs d'entreprises et des patrimoines en formation. Un tel système nous semble beaucoup plus propice à la création d'entreprises et au dynamisme économique que le système centré sur les très riches favorisé par MM. Aghion et Cohen.

En tout état de cause, ce taux de 28,5% est inférieur au taux de 30% appliqué en Suède sur les revenus du capital. Il est donc plus que probable que cet individu, pris comme exemple par MM. Aghion et Cohen, paie au moins autant (si ce n’est nettement plus) en Suède que dans le système que nous proposons.

Accessoirement, on comprend mal la référence au fait que le contribuable possède un logement de 500 000 euros: dans la réforme que nous proposons de mettre en place (version zéro), nous nous contentons de reprendre l'assiette actuelle de la CSG, donc les revenus fonciers fictifs n'ont aucun effet sur le niveau d'imposition.

A dire vrai, il est bien difficile de savoir ce qu'ont exactement en tête MM. Aghion et Cohen avec cet exemple: aucun détail de calcul n'est apparemment disponible en ligne. En particulier, nous n'avons toujours pas compris quels impôts suédois et français étaient réellement pris en compte. Compte tenu des efforts que nous avons fait pour mettre en ligne tous les détails techniques sous-tendant nos propres analyses, nous aurions pu espérer d'avantage de rigueur de la part de nos détracteurs.


Par ailleurs, si l'on oublie cet exemple numérique aux vertus démonstratives peu claires, et que l'on en reste au niveau des principes généraux, MM. Aghion et Cohen semblent défendre l'idée qu'il faudrait taxer les revenus du capital à taux faible et séparément des revenus d'activité. C'est une bien mauvaise idée. D'une part, contrairement à ce que semblent affirmer nos deux détracteurs, il n'existe à notre connaissance aucune recherche empirique démontrant (ou même suggérant) que les revenus du capital ont un contenu en croissance ou en innovation supérieur aux revenus d'activité, et que les premiers doivent donc être moins taxés que les seconds. Là encore, faute de précision supplémentaire, il est difficile de savoir ce que MM. Aghion et Cohen ont en tête, et leur position semble bien idéologique et polémique.

D'autre part, un tel système dual d'imposition conduit à d'importants phénomènes de "tax shifting", c'est-à-dire d'optimisation fiscale, par laquelle les contribuables aisés convertissent leur revenu du travail en profits ou revenus du capital taxés à taux faible. Et la meilleure preuve empirique des limites de ce système dual d'imposition des revenus d'activité vs revenus du capital nous vient justement de l'expérience scandinave. C'est la raison pour laquelle, les pays Scandinaves ayant des systèmes séparés d'imposition des revenus d'activité et des revenus du capital, comme le Danemark, sont maintenant très attentifs à aligner les taux supérieurs de taxation sur les revenus du capital et les revenus du travail, afin de limiter ces phénomènes de shifting inefficaces.

Il nous semble, pour notre part, qu'un impôt général sur le revenu, imposant aux mêmes taux revenus du capital et revenus du travail est la solution la plus simple, la plus transparente, et la plus efficace afin de minimiser le "shifting" entre les différentes bases taxables et les distorsions économiques.

Cette conclusion est la conséquence logique de toutes les recherches récentes sur l'élasticité du revenu imposable, qui démontrent que ce sont les assiettes incomplètes et percées qui engendrent des élasticités élevés et des distorsions économiques, et que la façon la plus efficace de concevoir la fiscalité est d'appliquer un même traitement à toutes les formes de revenus. Voir notamment le survey Saez-Slemrod-Gierz, "The elasticity of taxable income with respect to marginal tax rates: a critical review", Journal of Economic Literature, 2011. Sur les distorsions particulières créées par les systèmes duaux de taxation des revenus, voir également Pirttila-Selin, "Income shifting within a dual income tax system: evidence from the Finnish tax reform", Scandinavian Journal of Economics, 2011.  Si MM. Aghion et Cohen ont de nouvelles études scientifiques à ajouter à cette volumineuse littérature, nous serions heureux de les connaître.

S'il apparaît clairement qu'il ne faut pas dissocier imposition des revenus de patrimoine et imposition des revenus du travail, reste la question soulevée par MM. Aghion et Cohen de savoir jusqu'à quel point on peut taxer les revenus les plus élevés sans risquer de favoriser l'exil fiscal. C'est évidemment une question fondamentale et nous y accordons une attention toute particulière. Nos travaux de recherche les plus récents sont justement centrés sur ces problèmes. Nous renvoyons le lecteur intéressé à nos réponses à M. Laine, dans lesquelles nous citons notamment l'étude de G. Zucman sur l'ISF, et notre propre étude sur la mobilité internationale des footballeurs. Ces résultats sont également repris et expliqués dans cet article de Slate.fr. Pour résumer les conclusions obtenues: nous avons pris soin de proposer un barème d'imposition raisonnable et adapté à la France dans le contexte européen actuel, y compris si l'on adopte des hypothèses extrêmement défavorables sur l'exil fiscal.

Cela dit, nous ne voulons pas fermer la porte au débat concernant la forme optimale du barème d'imposition, bien au contraire. Nous sommes conscients des limites de nos connaissances. L'objectif central du site www.revolution-fiscale.fr est justement de permettre à chacun de concevoir une réforme alternative précise et chiffrée.

Au final, le plus simple serait que MM. Aghion et Cohen utilisent notre simulateur et nous disent quel est leur barème préféré. Il semble que notre "barème de droite" soit finalement assez adapté à leurs goûts - ou bien peut-être quelque chose d'intermédiaire entre notre "barème de droite" et le "barème ultra-libéral". A eux de nous prouver qu'un tel barème créerait un boom innovatif et qu'il est donc plus désirable que notre scénario de base. Jusqu'à présent, nous n'avons jamais vu de preuve empirique convaincante de tels effets. Mais nous serions très heureux de reconnaître le contraire si des études scientifiques robustes en apportaient la preuve. Place au débat donc. C'est ça, précisément, la vraie révolution fiscale pour laquelle nous nous battons.