Taxer les revenus du patrimoine plutôt que le stock est un non-sens économique, C. Landais, Les Echos, 13 janvier 2011

Le gouvernement souhaite alléger la fiscalité sur la détention du patrimoine pour taxer les revenus qu'il génère. Quels effets peut-on en attendre ?

C'est un non-sens économique. Rien n'est plus efficace que de taxer les stocks. Taxer les flux, cela revient à favoriser le capital dormant. Prenez deux frères héritant chacun d'un patrimoine de 1 million d'euros. Celui qui décide de se démener pour faire fructifier son capital en investissant dans des placements efficaces à hauts rendements sera plus pénalisé que celui qui se contente de laisser se déprécier son capital. Taxer les revenus du patrimoine plutôt que le stock, c'est taxer l'investissement productif.

Quels sont les ménages les plus pénalisés par la fiscalité du patrimoine telle qu'elle existe aujourd'hui ?

L'objet de notre livre à paraître avec Thomas Piketty et Emmanuel Saez est précisément de donner des réponses à ce type de questions. Les prélèvements obligatoires progressent en fonction des revenus jusqu'aux classes moyennes, mais ils sont proportionnellement moins importants pour les 5 % des plus riches, et surtout pour le 1 % des plus riches, soit 500.000 personnes. Au final, les Français ayant un revenu mensuel de 1.700 euros ont un taux d'imposition de 45 %, contre 35 % seulement pour ceux qui perçoivent 63.000 euros. Cette régressivité est naturellement liée à la TVA et aux cotisations sociales. Mais l'impôt sur le revenu ne permet pas de la corriger. Il a même plutôt tendance à l'accroître. Lesimpôts sur le patrimoine, eux, sont plus progressifs (impôt sur la fortune, droits de succession, taxes foncières, etc.) : ils augmentent très fortement au sein des classes aisées avant de se stabiliser pour le 1 % des très aisés. Si le gouvernement baisse les impôts sur le capital, le système deviendra donc encore plus régressif.

La France n'a-t-elle pas un déficit de compétitivité par rapport à ses principaux partenaires ?

Deux choses rendraient notre niveau de taxation du patrimoine potentiellement problématique. L'existence d'importants écarts entre notre niveau de taxation et celui de nos principaux voisins et partenaires, et une très forte réactivité de l'épargne et de l'investissement aux taux de taxation. Or, pour commencer, les écarts observés ne sont pas suffisamment élevés pour qu'il s'agisse d'un enjeu majeur : les impôts sur le patrimoine tels que mesurés par l'OCDE représentent 3,4 % du PIB en France, contre 4,2 % au Royaume-Uni et 3,2 % aux Etats-Unis. Ces deux pays sont représentatifs des pays anglo-saxons, qui taxent beaucoup plus l'immobilier que nous le faisons. La moyenne de l'OCDE est de 1,8 % et l'Allemagne est à 0,9 %. Surtout, l'évidence empirique dont nous disposons ne nous permet pas de conclure que l'épargne et l'investissement sont réactifs à ces faibles différentiels. Invoquer une réforme de la fiscalité du patrimoine sur l'autel d'une nécessaire convergence européenne est donc pour le moins surprenant. Ce qui ne veut pas dire qu'une convergence n'est pas la bienvenue, mais rien ne nous oblige, dans ce processus, à renier tous les principes de notre système de taxation du patrimoine.

Comment peut-on défendre le maintien de l'ISF, alors que la plupart des pays européens y ont renoncé ?

Cela est effectivement le cas de l'Espagne et de l'Allemagne. Mais, dans les deux cas, le patrimoine des ménages était estimé à partir de valeurs administratives obsolètes et arbitraires, ce qui réduisait le consentement à l'impôt. L'impôt sur la fortune, tel qu'il existe en France, n'a pas ces défauts : il est déclaré par les contribuables eux-mêmes et, surtout, il est assis sur des valeurs de marché. Pour le reste, il est faux de dire que les pays européens ont renoncé à taxer la détention du patrimoine : ils se sont focalisés sur les biens faciles à évaluer, telle la propriété immobilière, et ont abandonné un peu vite la bataille de l'administration optimale d'un impôt sur le patrimoine, qui est à mon sens le seul véritable enjeu de toute réforme de la fiscalité patrimoniale.

A vous entendre, l'ISF est un bon impôt. Peut-on néanmoins l'améliorer ?

L'ISF fonctionne mal parce que sa base est mitée, mais c'est plutôt un bon système. Il faut revenir à un principe simple de l'économie : un bon impôt combine une assiette large et un taux bas. C'est tout le contraire qui a été fait au cours des dernières années : le patrimoine déclaré au fisc est devenu totalement manipulable et n'a plus aucun lien avec le patrimoine réel des ménages. Il faut supprimer l'ensemble des exonérations, qui ne présentent pour la plupart aucun intérêt économique. Ce sont ces exonérations qui rendent l'ISF si imparfait. Il est également fallacieux de vouloir exonérer la résidence principale, au motif qu'elle ne produit aucun revenu : elle permet d'économiser un loyer, il s'agit donc d'un revenu fictif qu'il est légitime de taxer. Nos simulations montrent que si l'on appliquait l'ISF à l'intégralité du patrimoine des ménages aujourd'hui imposables à l'ISF, on tirerait de l'ordre de 20 milliards d'euros de recettes ! Evidemment, il ne s'agit pas de faire cela. L'idée est plutôt de combiner un élargissement de l'assiette avec une baisse drastique des taux et, possiblement, une augmentation du seuil minimal d'imposition. Augmenter le seuil minimal d'imposition de 790.000 euros à 1,5 million d'euros permettrait actuellement d'exonérer quelque 300.000 contri-buables et ne pénaliserait que le centile supérieur des personnes les plus fortunées. A ce niveau d'imposition, le revenu disponible est suffisamment important pour acquitter l'ISF.

Ne craignez-vous pas que les plus riches quittent la France ?

Les derniers travaux menés par l'économiste Gabriel Zucman en 2008 laissent penser que ce danger est largement surestimé. Les fuites fiscales ne représenteraient que 180 millions d'euros. Selon lui, il manquerait environ 5.000 contribuables dans les trois dernières tranches du barème (patrimoine supérieur à 3,73 millions d'euros). Environ 0,1 % des contribuables à l'ISF se seraient ainsi délocalisés chaque année depuis 1995. Rien n'indique qu'il y ait eu une accélération des départs depuis lors.

D'un point de vue économique, n'y a-t-il pas un risque à supprimer l'exonération des biens professionnels, qui incite les entreprises à rester en France ?

Pour être exonéré d'ISF, il faut détenir au moins 25 % du capital de sa société. Cette mesure a plutôt tendance à décourager la croissance des entreprises. Les dirigeants préfèrent ne pas recourir à des investisseurs privés, de peur de diluer le capital de leur entreprise et de perdre leur avantage fiscal. On le voit dans la taille des sociétés françaises : elles butent souvent sur ce seuil de 25 %. En outre, c'est cette possibilité d'exonération qui permet aux plus fortunés d'échapper à l'ISF. Héritière de L'Oréal, Liliane Bettencourt renonce à percevoir les dividendes de ses actions et les laisse s'accumuler sous forme de plusvalues latentes - et non imposables -dans une société écran. Son impôt est ridicule au vu de sa véritable richesse.

PROPOS RECUEILLIS PAR Frédéric Schaeffer et Lucie Robequain, Les Echos